1
Le ragoût était médiocre, le pain un peu rassis, mais ils n’en laissèrent pas une miette. Aussi épuisés qu’affamés, ils mangèrent en silence. Kian, les yeux cernés et les pupilles dilatées, avait les gestes précautionneux d’un homme à demi ivre qui essaie de le cacher.
Le repas achevé, ils restèrent assis, trop fatigués pour rejoindre leurs paillasses. Bien que la nuit fût tombée, la mansarde demeurait étouffante. Seul Aneurin en semblait peu affecté : il avait supporté pire en Orient. À plusieurs reprises, Azilis chercha le museau d’Ormé près de sa chaise. Chaque fois, elle retint son geste avec un pincement au cœur. Aneurin avait saisi sa harpe et frappait une corde ici et là, tirant de l’instrument des sons légers. Il interrogea soudain, songeur :
— Dis-moi, Kian, comment as-tu appris à te battre aussi bien ?
L’esclave eut un rire bref et sans joie. Il les observa un moment puis lâcha :
— Grâce à Lucius Arvatenus.
Azilis répéta, abasourdie :
— Lucius Arvatenus ? Comment ça ?
— J’étais son esclave avant que ton père ne m’achète. Tu ne le savais pas ?
— Non. Je ne sais rien de toi.
— Et Lucius t’a appris à te battre ? demanda Aneurin.
— Pas lui, non. Un ancien soldat qui nous entraînait.
— Tu faisais donc partie des gardes de sa villa, supposa Azilis.
— Non.
Azilis et son cousin échangèrent un regard perplexe. Aneurin le pressa :
— Explique-nous ! Pourquoi t’a-t-on enseigné le maniement des armes si ce n’était pas pour devenir garde ?
Kian se cala dans sa chaise, but un peu de vin avant de répondre :
— Lucius m’a choisi parmi ses esclaves quand j’avais treize ans. Il a pris mon petit frère aussi. Il sélectionnait les plus forts et les plus rapides pour faire partie de sa meute… Sa meute ! C’était le nom qu’il nous donnait. On était des chiens dressés au combat. D’un certain côté, on pouvait considérer qu’on avait de la chance : des vêtements, de bons repas et, au lieu de travailler la terre…
Kian passa les mains sur son visage, reposa son bras gauche sur la table avec une grimace de douleur. Il paraissait épuisé. Pourtant il continua :
— Quand il nous jugeait prêts, on participait aux combats qu’il organisait pour ses amis. Des combats secrets, évidemment. Des fois, il se joignait à nous. Il fallait qu’il sorte vainqueur, mais que ce ne soit pas trop facile. Ça t’apprend à mesurer tes gestes, ce genre de choses ! En fait, on était ses gladiateurs.
Il s’interrompit un instant, les yeux fixés dans le vide.
— Ça me plaisait. J’ai toujours aimé me battre. J’étais l’un des meilleurs, le meilleur peut-être. On m’acclamait, les servantes étaient à mes pieds. Et j’en étais fier ! Même si Lucius avait assez d’argent pour perdre l’un de nous à l’occasion.
— Il vous faisait vous battre… jusqu’à la mort ? balbutia Azilis.
— Ça arrivait, murmura-t-il.
Il hésita puis ajouta d’une voix rauque :
— Il aimait ça. Le sang qui coulait, les hommes qui hurlaient. Personne n’avait droit à sa pitié. Je suis heureux de l’avoir tué, heureux qu’il ait vu que c’était moi qui l’égorgeais.
Il prit son gobelet de vin et l’avala d’un coup avant d’ajouter :
— Il a tué mon frère sous mes yeux.
Il y eut un long silence. Azilis aurait voulu se montrer horrifiée, lui témoigner qu’elle le plaignait de tout son cœur, mais aucun mot ne convenait. Elle se tourna vers Aneurin. Le barde avait les yeux rivés sur Kian qui, évitant leur regard, fixait la table. Kian, d’habitude si laconique, laissait les phrases couler de sa bouche comme s’il se libérait d’un lourd fardeau porté depuis trop longtemps.
— Les combats avaient lieu dans une grange aménagée. J’attendais mon tour. Mon frère venait de vaincre son adversaire, il allait sortir. À ce moment Lucius a sauté dans l’arène et l’a défié. Ça ne m’a pas inquiété, ça lui arrivait parfois. Mais ce soir-là, je ne sais pas pourquoi, Lucius était comme fou. Au début Bran, mon frère, se battait mal. Il était fatigué, je crois qu’il avait envie d’en finir. La tension est montée. Les coups sont devenus plus durs, plus sournois. Bran ne faisait plus semblant, il se défendait de son mieux. Je voyais qu’il avait peur et j’avais peur pour lui. Soudain, Lucius l’a touché à la cuisse, mon frère s’est écroulé. Lucius pouvait s’arrêter là pourtant il a levé son épée. Sur son visage, j’ai vu l’envie de tuer. J’ai voulu me jeter dans l’arène, les autres m’ont retenu. Et Lucius Arvatenus l’a achevé.
Kian essuya la sueur qui perlait sur son front. Azilis vit qu’il tremblait comme s’il avait revécu la scène. Elle posa la main sur son bras mais il ne parut pas s’en apercevoir.
— Le spectacle s’est arrêté là. J’ai enterré mon frère et je me suis juré de le venger. Deux mois plus tard j’ai cru le moment venu. Un soir de combat où Lucius s’est encore mis de la partie. Contre moi cette fois. J’étais décidé à le tuer. Je me fichais de ce qui m’arriverait après. J’ai failli réussir, je le tenais, il était à bout, trop fier pour appeler au secours. C’était son tour d’avoir peur… Mais juste avant que je lui plante mon épée dans le ventre, les autres sont venus à son aide. Ils m’ont assommé. Lorsque je me suis réveillé, j’étais enchaîné. Le lendemain on m’a sorti dans la cour, on m’a attaché à un poteau et Lucius m’a fouetté. Il avait réuni les esclaves et ceux de ses amis qui avaient envie d’assister au spectacle. Cette punition vengeait son humiliation et servait d’exemple en même temps.
— Quand je t’ai interrogé sur tes cicatrices, l’autre jour, tu m’as assuré que tu avais essayé de t’enfuir, murmura Azilis.
— Je ne pouvais pas t’expliquer tout ça.
— Bien sûr. Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment mon père a pu te sauver.
Kian l’observa d’un air perplexe.
— Vraiment, tu ne comprends pas ?
Elle fit signe que non.
— Parce qu’il était là. Il faisait partie des invités de Lucius, avec Marcus qui ne ratait jamais un seul de ses spectacles.
— C’est impossible ! Pas papa ! s’exclama Azilis en bondissant de sa chaise. Il était trop… trop raffiné pour assister à des choses pareilles ! Jamais il ne se serait abaissé à cela !
Kian eut un sourire triste et elle sut qu’il disait vrai. Aneurin intervint avec gentillesse :
— Beaucoup d’hommes sont ainsi, petite cousine. Ton père n’est pas un monstre pour autant.
— Et toi ? Tu aimes voir le sang couler ?
— Je n’ai pas cet instinct. Je ne me bats que quand j’y suis forcé. En cela, je suis différent de la plupart des hommes. Même s’il n’était pas un guerrier, Appius en avait le tempérament. Il avait le goût du sang. Rappelle-toi quel chasseur il était !
Elle secoua la tête avec une grimace de dégoût. Bien sûr que son père aimait chasser. Quel rapport avec des combats clandestins de gladiateurs ?
— Je crois, intervint Kian, qu’il ne venait pas souvent. J’ai eu de la chance qu’il soit présent ce jour-là. S’il n’avait pas décidé de m’acheter, je serais mort. J’ai failli mourir d’ailleurs.
— C’est vrai, admit Aneurin, d’une certaine manière c’est une chance. Pourquoi t’a-t-il acheté ?
Kian haussa les épaules.
— Peut-être parce qu’il m’avait admiré pendant le combat, peut-être par pitié. Il savait ce qui m’avait poussé à agir. Il m’a dit qu’il me comprenait.
Se tournant vers Azilis, il ajouta d’un ton las :
— Moi, ce que je ne comprends pas, c’est que ton frère ait accordé ta main à Lucius. Ce porc n’aimait pas seulement voir les hommes s’entre-tuer, il aimait aussi violenter les femmes. Tu n’imagines pas ce que subissaient les servantes… Marcus devait le savoir, c’était son meilleur ami.
« Je sais qu’il aime dresser les chevaux rétifs. Ce doit être ce qu’il voit en toi. Une pouliche à dompter ! »
Les paroles de Marcus revinrent à l’esprit d’Azilis. Une onde de colère la traversa.
— Il le savait ! J’en suis certaine ! Oh ! Comme il devait jubiler à l’idée de me faire épouser Lucius ! Complaire à son cher ami en se vengeant de moi, quel coup de maître ! Et qui aurait pu lui reprocher de marier sa sœur à un aussi beau parti que Lucius ? Il doit être fou de douleur et de rage, maintenant que Lucius a été tué par ma faute !
Aneurin se leva.
— Alors mieux vaut éviter que Marcus nous rattrape. Toi en particulier, Kian, ajouta-t-il en posant une main sur l’épaule du jeune homme. Tu sais ce qu’on fait aux esclaves qui ont tué un homme libre – et riche de surcroît.
Les pires tortures, la mort à petit feu. Azilis jeta à son esclave un regard anxieux. Lui montrait à nouveau ce visage lisse, indéchiffrable, qui avait si longtemps donné le change à sa maîtresse. Dire qu’elle l’avait cru incapable d’émotions !
— Il ne nous rattrapera pas, assura-t-il. Si tu le permets, domna, je vais me coucher.
— Moi aussi.
— Eh bien moi, fit Aneurin avec un regard étrange en direction d’Azilis, j’aurais volontiers tenu compagnie à Memmia, mais ça ne semble guère raisonnable…
Elle se figea, choquée par ces mots. Il les avait prononcés pour la froisser, elle en était certaine. Mais dans quel but ? Refusant de s’interroger davantage elle lui tourna le dos et ôta ses vêtements poussiéreux, ne gardant qu’une chemise de lin. Quand elle s’allongea sur sa paillasse, ses deux compagnons semblaient déjà dormir. Elle était éreintée. Tout son corps lui faisait mal et l’épuisement rendait ses membres lourds et douloureux.
Elle éteignit la lampe à huile et, dans l’obscurité et le silence relatif – l’auberge n’avait pas fermé et les voix des convives montaient jusqu’à la chambre –, elle tenta de mettre de l’ordre dans le chaos de cette journée. Peine perdue. Les images se bousculaient sans qu’elle parvienne à les chasser : le visage crispé de Lucius transpercé par la lance et le sourire de Kian quand il lui coupait la gorge, Ormé se débattant pour échapper à la mort, Aneurin faisant tournoyer sa grande épée…
Les sons et les mots se chevauchaient aussi dans son esprit. Ce qu’elle avait appris sur Kian, sur son père, sur Marcus et Lucius avait à jamais transformé sa perception du passé et de ceux qu’elle avait côtoyés. Comment avait-elle pu vivre si longtemps à leurs côtés sans rien deviner ? Était-elle seulement naïve ou bien si enfermée en elle-même qu’elle ne percevait des autres que ce qu’ils voulaient bien montrer ? Quels secrets ignorait-elle encore ? Ninian et elle partageaient tout, de cela elle était certaine. Mais Caius ? Que lui avait-il caché ?
Et Aneurin qu’elle était prête à suivre au bout de la terre, quel était son passé, quelle avait été sa vie en Orient ? Il n’en avait donné que quelques détails pittoresques. Il avait juré à Caius qu’il serait vite de retour et l’avait laissé cinq ans sans nouvelles. Quelle confiance pouvait-elle accorder à un homme qui avait ainsi trahi son ami ?
Azilis se tournait et se retournait sur sa paillasse inconfortable, épuisée mais incapable de trouver le sommeil. Si seulement Ormé avait été près d’elle ! Ses yeux se remplirent de larmes à la pensée de son chien, de sa truffe humide qui cherchait le creux de sa main, de ses beaux yeux noirs qui la regardaient avec amour. Ormé ne savait pas mentir, lui !
Il y eut un bruit de vaisselle cassée, en bas, et des vociférations d’ivrognes qu’on jetait à la rue. À côté d’elle, Aneurin se dressa sur sa couche, puis se recoucha. Elle étendit le bras et, à tâtons, prit la main du jeune homme dans la sienne. Il ne la repoussa pas, lui serra les doigts avec douceur. Elle s’endormit peu après, sa main dans la main d’Aneurin.